Que l’on ne s’y trompe pas, la réinstallation annoncée d’une sélection précoce avant le terme de la scolarité obligatoire n’est pas un événement anodin. Revenant sur un demi-siècle d’histoire scolaire, il s’agit d’une rupture et d’un vrai choix politique. La question qui est posée en ce début de XXIème siècle, est simple mais fondamentale :
Dans quel type de société souhaitons-nous vivre ?
De cette interrogation découlent les autres. Quel est le sens et la place au sein de la scolarité en France du collège unique aujourd’hui? Est-il nécessaire que l’ensemble d’une classe d’âge se retrouve dans la même structure, jusqu’au terme du collège, avec l’idée de lui permettre de s’approprier des références culturelles et un bagage scolaire communs, de jeter les bases d’une cohésion sociale et d’une capacité à vivre ensemble ?
Faut-il au contraire mettre en place une orientation vers l’enseignement professionnel des élèves en difficulté, comme le prévoit le gouvernement Raffarin, les professeurs sondés par la FSU et Jean-Luc Mélenchon? Ou mieux, effectuer une sélection avant l’entrée en 6ème pour ne pas » sacrifier la majorité » -ceux qui savent lire- » à la minorité « -les autres-, comme le préconise Claude Allègre.
Les réponses apportées à ces questions sont décisives tant elles déterminent la mission assignée à l’école.
En fait se sont trois questions qu’il faut poser :
- A quoi répond l’idéal du collège unique?
- Pourquoi ce modèle est remis en cause aujourd’hui?
- Un collège pour tous : Comment faire ?
A quoi répond l’idéal du collège unique?
La naissance du collège unique est le fruit d’un lent mouvement, bi-séculaire. On est passé par plusieurs étapes : faire accéder d’abord l’ensemble d’une classe d’âge à l’école puis faire, ensuite, que cela soit dans la même école pour TOUS en sortant de l’apartheid scolaire -basé sur la richesse- qui prévalait jusque là. La grande majorité des pays européens, et plus largement des pays démocratiques, a d’ailleurs pris la même direction : Pour ses initiateurs, le choix de neuf années de formation communes – (primaire + collège)- répond à trois nécessités :
- une exigence économique : Compte tenu des exigences actuelles -et futures- de l’environnement économique et social ou évoluent les jeunes, l’accroissement du niveau de formation doublé d’une solide formation de base est nécessaire. Pas seulement pour s’insérer professionnellement et socialement mais aussi pour affronter les évolutions incertaines du monde.
- une exigence civique : la réunion de l’ensemble d’une classe d’âge dans un cadre éducatif unique, constitué de langages et de règles de vie communes, pour la doter de valeurs partagées et de références communes est indispensable. C’est la condition d’une inscription dans une société démocratique (en la comprenant -comment elle s’est construite notamment-, la pensant et ainsi participer à son évolution).
- un parti pris éthique : une structure commune permet de rendre effective l’égalité de droits entre tous les individus d’une société -à condition bien sûr que les structures, l’organisation et la pédagogie aident à concrètement à la réalisation de cet objectif-
Ainsi tracés, les contours du projet éducatif que dessinent les idéaux du collège unique, définissent un vrai projet politique et une figure de l’intérêt général venant arbitrer entre les intérêts particuliers.
Qui d’ailleurs, à part l’école, peut aujourd’hui assumer le principe républicain de vocation d’intégration sociale et culturelle, jeter les bases d’une cohésion sociale et d’une capacité à vivre ensemble.
Pourquoi ce modèle est remis en cause aujourd’hui ?
Le collège unique traverse une crise, c’est évident, mais de quelle nature?
De notre point de vue, ce que l’on paie aujourd’hui, c’est un non choix. La création du collège unique en 1976 a permis l’ouverture à l’ensemble d’une classe d’âge mais il a conservé la forme, le style, les connivences et les objectifs du temps où il n’était réservé qu’à un public trié sur le volet. Aucun gouvernement depuis lors, n’a eu le courage ou la volonté de le réformer pour réguler véritablement cette contradiction.
Et pourtant, pendant ce temps, le collège a connu une révolution continue, sans rupture. En s’ouvrant à tous les élèves, comme l’ont fait nos voisins européens, l’école a simultanément accompli un projet démocratique et changé de nature. Tous les piliers de l’école républicaine se sont insensiblement défaits et transformés : remplacement de l’élitisme républicain par l’idéal de l’égalité des chances , principe de la » gratuité » de la culture scolaire mis à mal par l’emprise du devenir des élèves de l’école de masse et l’importance des diplômes sur les carrières sociales des élèves, envahissement des problèmes » extérieurs » inéluctables quand près de 80% d’une classe d’âge reste scolarisée à 20 ans.
La nature du nouveau collège n’a, en fait, jamais été définie et affirmée comme un projet collectif.
Dans l’imaginaire, les représentations de l’école, des élèves, du métier d’enseignant, de la place de l’école dans la vie sociale, restent figés. Le problème, c’est que ce non choix , ceux qui l’assument et en sont victimes bien malgré eux, ce sont d’abord les élèves et , bien sûr, surtout les plus faibles : jeunes des quartiers difficiles, immigrés, …
Non, la violence et l’apathie de trop nombreux élèves ne s’expliquent pas seulement par une non-éducabilité potentielle, des difficultés économiques et sociales, la sempiternelle » démission » des familles et les nuisances de la télévision, mais aussi par la souffrance de ne pas trouver au collège de quoi les nourrir, les aider à grandir dans un univers de connaissances et d’apprentissages significatifs pour eux.
Non, le collège ne remplit pas son rôle de démocratisation de la réussite quand il fait entrer dans la vie par un parcours d’échec, et l’affirmation réitérée selon laquelle, en s’adressant à eux comme ils sont, la culture renoncerait à ses ambitions et le professeur à sa vocation. Le collège finalisé par le lycée d’enseignement général, n’aide pas la moitié des élèves – les ouvriers et les employés de demain- qui n’y auront pas accès. Ils n’y découvrent que leurs lacunes et leurs faiblesses, que ce qui les sépare d’une excellence présentée comme la seule forme de dignité humaine.
Cette souffrance des élèves peu médiatisée, sauf quand elle s’exprime à travers la violence, rejoint celle des professeurs dont les épreuves sont, au fond, symétriques à celles de leurs élèves. Dans la mesure où le collège s’est transformé sans être capable d’affirmer sa nature et sa vocation propres, il est inévitable que la plupart des enseignants perçoivent son évolution comme une crise ininterrompue faite de renoncements et d’abandons, comme une longue décadence relayée par un panel d’intellectuels médiatiques trustant les pages d’analyse des grands quotidiens, comme une succession. Ce sentiment de crise, qui ne l’a pas rencontré dans une salle de professeurs? Cette nostalgie défensive -renforcé par un syndicat majoritaire qui explique que tous les problèmes viennent d’une question de moyens- est quasi-permanente : toute révision des programmes est un recul, toute forme d’adaptation est une concession aux demandes sociales et, à terme, au libéralisme et à la mondialisation. A leur décharge, il faut dire que réguler les dilemmes de la sélection et de l’égalité, de la fidélité aux programmes et de la formation commune est presque insurmontable.
Il faut donc faire un choix politique et affirmer la nature du nouveau collège
Choisir -mais n’est ce pas trop tard- entre privilégier un lieu unique favorisant l’émergence d’une culture commune et de valeurs partagées ou mettre en place des filières distinctes dès le collège. Mais il ne faut leurrer personne. Choisir la deuxième solution, c’est explicitement affirmer l’inégalité des aptitudes naturelles et le caractère légitime des inégalités sociales. Si on fait le choix de la première, on entend déjà les cris d’orfraie : souhaiter que les élèves qui passent quatre années de leur vie au collège les vivent dans une certaine compréhension, que l’on se préoccupe de l’ » éducatif » et de leur épanouissement , pour qu’ils en sortent humainement grandis, vouloir garantir à tous les élèves une culture commune minimum, c’est attenter clairement à la grandeur de la France, au savoir et donc au niveau. C’est promouvoir une culture au rabais et donc renoncer. C’est vouloir rompre enfin avec l’esprit de sérieux et transformer le collège en « maison de jeunes » ou « colonie de vacances ». Ce crime intolérable des pays aussi différents que la Grande-Bretagne, l’Allemagne ou le Danemark l’assument très bien. Et sauf indications contraires qu’il faut alors urgemment nous communiquer pour nous convaincre de notre erreur, ces pays pour qui le collège n’est pas l’antichambre austère des grandes écoles et du Collège de France, ne connaissent pas la déchéance que tous les cassandres nous prédisent. Opter pour la formation pour tous, ce n’est pas abaisser le niveau d’exigence, c’est choisir le partage plutôt que la discrimination.
Un collège pour tous : Comment faire ?
Repousser à l’issue de la scolarité du collège tout processus de sélection et d’orientation ne suffit pas. Comme on le voit depuis la création du collège unique, il ne suffit pas de mettre tout une génération d’élèves dans des structures identiques pour lutter contre les injustices sociales et donner à tous les mêmes chances. Il faut aller plus loin pour transformer la démocratisation de l’accès en démocratisation de la réussite, faire accéder aux savoirs fondamentaux des jeunes qui n’ont pas trouvé » leur panoplie d’élève au pied de leur berceau « .Il faut reconstruire les capacités d’attention et de concentration nécessaire à un travail intellectuel approfondi, apprendre à sortir du conflit d’opinions et du rapport de forces pour chercher la vérité, réhabiliter l’écrit dans une civilisation qui promeut l’oral et l’image mais aussi à apprendre maîtriser cette société dans laquelle on vit par un apprentissage véritable de l’oral.
Mettre l’apprentissage en cohérence avec des valeurs n’est pas un mince travail. Pour cela, il faut agir sur la pédagogie, la structure, et l’organisation des établissements scolaires et donc affirmer certains points.
Oui, il faut une modification profonde de la conception de la formation intellectuelle et définir la culture commune et les objectifs à atteindre pour tous à la fin du collège signifie :
- construire les programmes en fonction de ce dont les jeunes ont besoin pour vivre pleinement leur vie en fonction de ce que les professeurs peuvent offrir.
- réintroduire les convergences nécessaires entre tous les types de savoirs et procéder à un toilettage devant l’empilement des connaissances.
- structurer les programmes autour d’objectifs de langage (les fondamentaux), de culture, de technologie (connaissance de l’environnement technique et économique),de socialisation.
- doubler les objectifs académiques d’objectifs de méthodes, d’objectifs d’intégration et de » socialisation » -consacrer une place importante à des études thématiques interdisciplinaires favorisant le mode d’apprentissage ouvert, le travail en équipe et le recours personnel à la documentation.
- réinstaller la culture technologique et professionnelle dans sa dignité dans le cadre de cette culture commune à acquérir pour tous les élèves et pas seulement pour les élèves en difficulté…
- plus de jeunes quittent l’école avec un CAP ou un BEP qu’avec un brevet, avec un bac technologique ou professionnel qu’avec un bac général.
A ce propos, d’ailleurs, on nous a dit que J-L Mélenchon aurait été de gauche. Bonne nouvelle, car il est vrai que proclamer, quand on a été ministre, que sortir des élèves du collège en fin de 5ème contribuera à les aider (compte tenu des l’état des structures qui peuvent les accueillir, et du fait que cela s’adressera prioritairement aux élèves des milieux défavorisés) ressemble davantage à un habillage de l’éviction qu’à une » diversification des parcours « . Cela ne nous paraît pas correspondre du tout aux idéaux dont il se réclame.
Oui, il faut faire évoluer le type d’apprentissage proposé en classe, l’enseignement dispensé devant :
- aider tous les élèves par la variété des dispositifs -hétérogénéité et homogénéité-,
- favoriser une évaluation formative permettant réellement à l’élève de progresser dans une logique positive
- favoriser les échanges pour en permettre l’émergence progressive
- concevoir le travail de telle manière que l’apport de chacun soit possible et respecté,
- valoriser la production collective pour éviter une division du travail génératrice d’exclusion
- mettre en place une structure de la communication qui offre à chacun et à tous la possibilité de se dire, d’entendre l’autre et de se dépasser.
- contribuer à la formation de la personnalité sociale
Oui, il faut former le futur citoyen en développant :
- les expériences de démocraties appliquées (conseils, débats,…) et la participation effective à la gestion de l’établissement.
- le travail sur l’autonomie individuelle, l’esprit critique
- la capacité réelle à s’insérer dans notre société en privilégiant la cohésion sociale.
Oui, il faut profondément changer la structure, l’organisation des établissements pour les remettre au service de l’élève et le placer dans des conditions de réussite maximales, en favorisant :
- la souplesse des structures, des modes de regroupement des élèves et des emplois du temps.
- la différenciation pédagogique, la pédagogie active et de projet, le choix des élèves
- l’utilisation des TICE
- l’accompagnement de l’élève (tutorat, suivi individualisé,…)
- l’éducation au choix et à l’orientation
- une évolution de la formation des personnels, pour que l’on puisse pratiquement redéfinir leurs missions, et rendre possible un nouveau regard sur leur métier.
Conclusion…
Utopiques ces propositions ?
Nous croyons qu’un idéal politique qui se donne comme fin la promotion de tous les hommes au rang de sujets ne peut avoir quelque chance d’aboutir que s’il travaille sur les conditions de sa réalisation. Nous y travaillons chaque jour à Clisthène (collège expérimental) car il en va de l’avenir de notre démocratie.
Jean-François BOULAGNON – Géraldine MARTY, 2002
Co-fondateurs de Clisthène